
Petr Skrabanek (1940 – 1994) était une figure de proue du mouvement sceptique anglo-saxon. Prétendant parler au nom de la science et de la raison, les « sceptiques » déploient une critique systématique de l’acupuncture plongée dans le bric-à-brac des « médecines alternatives et complémentaires ». À partir de 1984, Skrabanek va publier de nombreux articles hostiles à l’acupuncture notamment dans le Lancet dont il était un « contributeur indépendant » [1].
L’influence de Petr Skrabanek dépasse largement le monde anglophone. Le chapitre sur l’acupuncture qu’il écrit dans un livre collectif [2] est immédiatement repris en France dans la revue Prescrire [3], son livre Follies and fallacies in medicine (1989) a été traduit en français (Idées folles, idées fausses en médecine 1992 [4]).
Dans ses publications Skrabanek a formalisé toute la rhétorique sceptique basée sur deux ordres d’affirmations péremptoires :
- historico-politique en présentant l’acupuncture comme « un rituel magico-religieux » déjà interdit dans la Chine Impériale (1822) puis Républicaine (1929) et qui a été exhumé à partir de 1949 à des fins de propagande par la Chine communiste de Mao Zedong.
- « scientifique » par l’affirmation d’une absence de preuve, en fait la récusation systématique et générale de tout élément de preuve.
La conclusion (ou la prémisse) est l’assimilation de l’acupuncture au charlatanisme, et dans le Lancet Skrabanek va jusqu’à créer le terme de « quackupuncture » (« chalatanacupuncture ») [5]. Cette séquence argumentaire avec ses contenus est hautement caractéristique du discours sceptique, elle en est le marqueur. Elle est reprise ad libitum sans grand changement jusqu’à aujourd’hui par l’ensemble du mouvement au niveau international, dans les publications comme sur Internet.

Quand on se penche sur la réalité des données historiques et des preuves scientifiques effectivement disponibles [6], on ne peut que s’interroger sur la nature d’un tel discours tenu par des scientifiques et au nom de la science alors qu’il ne relève en rien de la science, de sa méthode et de son éthique. L’utilisation du terme de charlatanisme, qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui sous le terme de Fake-Medicine suggère bien que nous sommes hors du cadre normal de la science et de ses débats. Mais alors de quoi s’agit-il ? Avec quels enjeux sous-jacents ?
En 1996 éclate le scandale des « Cigarettes Papers» avec la publication des archives internes des cigarettiers américains [7]. Il est révélé que depuis les années cinquante ces cigarettiers étaient conscients de la nocivité du tabac. Ils avaient alors développé toute une stratégie sophistiquée visant à masquer les faits auprès du corps médical, des pouvoirs publics et de l’opinion publique. Philips Morris avait ainsi mis en place en Europe tout un réseau de personnalités médicales (« whitecoat Project », opération « blouses blanches ») pour défendre ses intérêts, sans que cette relation ne soit révélée. Durant des années ces médecins ont cherché à nier ou à diluer la responsabilité du tabac dans les pathologies pulmonaires ou cardiovasculaires, entrainant un retard considérable dans les prises de décision avec toutes les conséquences dévastatrices en termes de santé publique.
Skrabanek était un de ces médecins. Ses proches collègues, le rédacteur en chef du Lancet ont bien essayé de le disculper, mais le document le mettant en cause est accablant [8], et l’analyse des publications de Skrabanek dans le domaine du tabagisme et de la santé publique montre une congruence totale avec l’argumentaire développé par les industries du tabac. Cela est particulièrement évident dans son dernier livre préfacé par le rédacteur en chef du Lancet qui est, entre les lignes, une défense et illustration du tabagisme. Dans l’édition française la deuxième partie du titre original, très évocatrice, « la montée de l’hygiénisme coercitif », a été supprimée [9].
Quel rapport avec l’acupuncture ? L’acupuncture est tout simplement une victime collatérale de ce qui est maintenant appelé « la stratégie du tabac » élaborée par Big Tobacco pour la défense de ses intérêts. Cette stratégie cynique et redoutable de manipulation de la science est très bien documentée [10-12]. Alors que les données sur la nocivité du tabac ne cessaient de s’accumuler, la mission des experts recrutés était d’affirmer coûte que coûte l‘insuffisance des preuves scientifiques. L’objectif était de « maintenir la controverse active » par la critique systématique de tous les travaux n’allant pas dans le bon sens, et de bloquer ainsi toute décision des pouvoirs publics contraire aux intérêts en jeu. Cette critique systématique comprenait la dénonciation d’une « junk science » [8] (« mauvaise science ») laxiste par rapport à une « solid science » qui exigeait inlassablement plus de preuves, l’organisation de campagne de diffamation contre des « junk scientits » avec des accusations de fraude. Il ne s’agissait nullement de mettre en évidence des faits, de produire des savoirs, mais au contraire de les neutraliser dans un rideau de fumée, d’instiller constamment de la confusion. « Notre produit, c’est le doute » est l’énoncé cynique et célèbre de l’objectif des officines mises en place par Big Tobacco. Cette stratégie de « marchands de doute » [10] a par la suite été largement utilisée pour défendre d’autres intérêts comme dans les cas de l’amiante, des pesticides, ou du réchauffement climatique [10,11].
Skrabanek a simplement appliqué à l’encontre de l’acupuncture les méthodes qu’il utilisait pour la défense du tabac. En faisant la comparaison avec le dossier de l’acupuncture, tant sur le plan de la littérature scientifique que sur le plan médiatique, on ne peut qu’être interpellé par les similitudes.
Un autre aspect moins connu de « la stratégie du tabac » est formalisé sous le nom de « Project Cosmic ». Ce programme impliquait cette fois, non pas des blouses blanches, mais des historiens dont les noms ont également été révélés [13]. Ces universitaires avaient pour mission de forger un récit positif de l’usage du tabac, mais également de montrer que les controverses sur son usage ont toujours existé et que de nombreuses tentatives de limitation de sa consommation étaient apparues au cours de l’histoire. Elles correspondaient à des vagues de puritanisme (comme dans l’Angleterre du XVIème siècle) ou à des mesures coercitives prises par des régimes totalitaires (comme la législation anti-tabac dans l’Allemagne nazi). Il s’agit de suggérer que les campagnes anti-tabac relèvent d’un néo-puritanisme ou d’une idéologie totalitaire portant atteinte à la liberté des individus. Factuellement la médecine allemande a été la première à faire, dès les années trente, une relation entre tabac et cancer, et le régime hitlérien a effectivement mis en place une législation relative au tabagisme. Mais l’histoire va être instrumentalisée pour suggérer un lien entre lutte anti-tabac et nazisme, et Skrabanek dans ses articles et livres reproduit tout ce récit construit par les historiens au service de Big Tobacco.
Quand on revient à la question de l’acupuncture, on est frappé par la similitude entre la rhétorique sceptique sur l’acupuncture et le discours produit par l’industrie du tabac. L’association acupuncture – communisme – Mao Zedong, comme l’association lutte antitabac – nazisme – Hitler visent à décrédibiliser acupuncture et lutte anti-tabac en rendant très suspect le contexte supposé de leur émergence. L’association dans un même discours de références historiques à visée dépréciatives et d’une critique systématique des preuves scientifiques est très caractéristique. Mais si le récit construit sur le tabac est l’œuvre de professionnels instrumentalisant l’histoire, le récit sceptique sur l’acupuncture apparait comme une fable grossière [14,15].
Il faut s’interroger sur la motivation des acteurs engageant ainsi leur réputation scientifique. L’argent et les avantages en tout genre déversés par l’industrie du tabac aux moyens colossaux est naturellement un élément clé. Mais un autre élément déterminant est l’engagement idéologique et les convictions politiques. Cela explique que les mêmes personnes au service de l’industrie du tabac se sont également investies dans d’autres controverses comme le réchauffement climatique, ou pour Skrabanek l’acupuncture.
L’arrière-plan était celui de la guerre froide et de la confrontation avec l’Union Soviétique. Il apparait un noyau clé de scientifiques idéologiquement lié à la droite américaine la plus conservatrice, profondément anticommuniste, hostile à toute politique de détente et de désarmement. Tout ce qui pouvait saper la puissance de l’industrie américaine faisait le jeu du communisme et était à combattre. Le conseiller principal du dispositif de désinformation de Big Tobacco était le physicien Frederick Seitz, un scientifique prestigieux, ancien président de l’Académie des sciences américaine, qui avait collaboré à de multiples niveaux avec les industries d’armement. En 1984 Il fonde l’institut Marshall destiné à soutenir l’initiative de défense stratégique (ISD) et qui, à la chute de l’URSS, se réinvestit dans le climato-scepticisme avec le soutien financier des industries pétrolières.
Skrabanek, réfugié tchèque au moment de l’invasion soviétique en 1968 partageait les mêmes convictions politiques. « Les années de formation de Skrabanek lui ont inculqué une horreur du communisme qui a duré toute sa vie [16]». À partir des années 1970 l’acupuncture connaît une grande vague de développement en Occident. Cette période coïncide en Chine sur le plan politique avec la Révolution Culturelle et sur le plan médical avec le développement de l’anesthésie par acupuncture. Les interventions chirurgicales réalisées sous acupuncture sont largement diffusées par le pouvoir chinois avec un évident objectif de propagande politique et abondamment relayées par les médias occidentaux. À propos d’un film sur une anesthésie par acupuncture réalisé à Shanghai Skrabanek écrit dans the Lancet « « Seuls ceux qui ont vu des films de propagande soviétique sur les « expériences classiques » des académiciens Lepechinskaïa ou Lyssenko, et qui ont vécu dans des systèmes totalitaires, saisiront pleinement la nature de ces preuves [5]». L’acupuncture est ainsi prise dans une controverse où à son utilisation politique par le régime maoïste pendant la Révolution Culturelle répond un contre-discours tout aussi politique qui amalgame arguments socio-politiques (utilisation de la science par les régimes communistes, évocation de l’affaire Lyssenko, ou encore le conditionnement maoïste des foules chinoises) et explications scientifiques péremptoires (hypnose, effet placebo ou plus encore fraude par prémédication massive avant l’intervention). La contestation de la réalité de l’anesthésie par acupuncture devient ainsi un autre marqueur fort du discours sceptique.
Le tournant des années 1970 est aussi celui de l’acmé de la guerre du Vietnam et des mouvements pacifistes. Sur le plan culturel, l’Occident est traversé par le courant New Age prônant un retour à la nature et aux spiritualités et très fortement critique vis-à-vis de la science et des technologies. L’acupuncture est alors associée aux « médecines alternatives et complémentaires », définies par opposition à la médecine conventionnelle comme non-rationnelles, non-scientifiques et non-démontrées. Tout le corpus de savoirs et de pratiques produit par la Chine et sa communauté médicale savante est ainsi curieusement rendu solidaire des inventions individuelles et modernes de l’Occident refoulées aux marges par la médecine conventionnelle (l’homéopathie de Samuel Hahnemann, l’anthroposophie de Rudolph Steiner, Les Fleurs d’ Edward Bach, l’iridologie d’Ignaz von Peczely …).
L’acupuncture ainsi reconstruite en Occident en une chimère mi-communiste mi-New Age ne pouvait qu’être une cible pour Skrabanek. Dès l’origine ce point de vue fantasmé sur l’histoire et la nature de l’acupuncture a biaisé le débat scientifique au profit de considérations idéologiques. Alors que les preuves en faveur de l’acupuncture ne cessent de s’accumuler, les sceptiques reproduisent sans changement et depuis des décennies le discours de Skrabanek. Ils ne sont pas financés par l’industrie du tabac et le mur de Berlin s’est effondré, mais ils utilisent le même argumentaire prêt-à-l’emploi et les mêmes méthodes sans saisir ce dont il est réellement question.
De la « chalatanacupuncture » aux « fake-medicines », c’est la même histoire qui se répète. Il s’agit de maintenir la controverse active sans considération de méthode ou d’éthique scientifiques. il s’agit de produire du doute, d’effacer les preuves, de les nier ou de les contester systématiquement.
Johan Nguyen
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Mots-clés : Histoire - Sceptiques